Journée mondiale de l’alimentation

Entretien avec Wafa Guiga, professeure des universités en génie des procédés au Cnam

27 octobre 2025

© Vignette : AdobeStock.
La journée mondiale de l’alimentation a eu lieu le 16 octobre dernier dans plus de 150 pays. Placée sous l’égide de l’Organisation pour l'alimentation et l'agriculture, agence spécialisée de l’ONU, ce rendez-vous annuel a pour objectif de sensibiliser le grand public autour des enjeux de sécurité alimentaire. Le Cnam, par ses formations et ses laboratoires, compte parmi les institutions françaises les plus impliquées dans cette thématique.

Wafa Guiga, professeure des universités au Cnam en génie des procédésQuand on parle d’alimentation, il faut avoir deux mots clés en tête : terre et eau. Pourquoi et comment les préserver ?

Wafa Guiga. Pour produire des richesses (ici notre alimentation), on a à la fois besoin de la nature et du travail humain. À la terre et à l’eau, il faut donc ajouter le travail humain comme mot clé. Sans celles et ceux qui travaillent la terre, pas d’alimentation pour nos sociétés. Ce sont aussi ces personnes qui prennent soin de la santé des sols agricoles quand elles le peuvent, en veillant à laisser aux générations futures des terres saines et fertiles.
Pour ce qui est des sols, en Europe par exemple, entre 60 et 70% d’entre eux sont dégradés. Dans le secteur agricole, ce sont les pratiques intensives, avec l’usage massif d’intrants (engrais chimiques, pesticides, etc.), qui portent atteinte à la qualité des sols et, par diffusion, à celle des eaux de surface et souterraines. L’exemple de la pollution de certaines baies par les algues vertes est très parlant : il s’agit de la conséquence directe des déchets issus des élevages intensifs de porcs, et cette invasion d’algues vertes asphyxie et intoxique tout l’écosystème environnant.
Toujours concernant l’eau, une étude récente a même détecté des quantités non négligeables de pesticides dans les nuages au-dessus du territoire français, ce qui signifie que les voies de diffusion de ces polluants sont plus diversifiées que ce qu’on imaginait, et que la réglementation de l’usage de ces molécules, limitée aux frontières d’un pays, n’a pas beaucoup de sens en termes de prévention de la pollution. Par ailleurs, le recours à des cultures très gourmandes en eau dans des territoires où la pluviométrie est de plus en plus faible contribue à épuiser (en quantité et en qualité) cette ressource. L’exemple des cultures maraîchères et des arbres fruitiers en Andalousie est emblématique : les producteurs forent à des profondeurs allant jusqu’à 2000 mètres pour puiser l’eau d’irrigation dans une nappe profonde, non renouvelable. C’est un système de production non durable, voué à l’échec par définition.
Adopter des pratiques agricoles respectueuses de l’environnement – et de la santé des travailleurs de la terre – est donc un enjeu central si on veut continuer à avoir une production alimentaire suffisante et respectueuse de tous, y compris des générations futures.
Ces pratiques vertueuses (cultures extensives, biologiques, avec des espèces et des variétés résilientes face aux aléas climatiques) sont mises en œuvre par de nombreux agriculteurs en France et ailleurs qui n’adhèrent pas au modèle dominant, mais ne bénéficient pas de soutiens politiques et économiques suffisants ; leurs pratiques peinent donc à être généralisées. Leur travail et leurs réseaux sont pourtant des atouts majeurs pour la mise en place de systèmes alimentaires durables.

Les scientifiques évoquent un effondrement alimentaire d’ici 2075 : comment faire pour garantir la sécurité alimentaire, et donc l’accès à la nourriture pour tous ?

Wafa Guiga. Tout d’abord, un mot sur la situation actuelle, pour lever un possible malentendu. Selon la FAO (Food and Agriculture Organization, agence spécialisée de l’ONU), la production alimentaire mondiale actuelle permettrait – si elle était correctement gérée et distribuée – de nourrir 12 milliards de personnes, soit 1,5 fois la population mondiale actuelle. Les famines dont nous sommes régulièrement les témoins résultent le plus souvent de conflits politiques et armés, ce qui rend l’accessibilité à l’alimentation et à l’eau compliquée pour une partie des populations civiles, plutôt que d’une production insuffisante. Dans certaines zones du globe, la malnutrition peut aussi résulter de l’insuffisance voire de l’absence d’infrastructures nécessaires au bon stockage et à l’acheminement des denrées dans des conditions sanitaires acceptables. Enfin, dans un même pays, les inégalités d’accès peuvent être criantes, même dans les pays les plus riches du globe. Prenons l’exemple de la France. Selon une étude récente de la FAGE (Fédération des associations générales étudiantes), 19% des étudiants déclarent ne pas manger à leur faim et sauter plusieurs repas par semaine. Dans la population générale en France, cette précarité alimentaire touche 16% de la population. Nous avons donc ici un problème de distribution et non de production, celle-ci étant excédentaire comme indiqué plus haut.
Pour ce qui est des études prédictives, effectivement, l’humanité est face à un risque d’effondrement de la production alimentaire d’ici un demi-siècle. Alors différentes options sont présentées pour faire face à ce risque. Les voix dominantes prônent l’intensification de la production alimentaire, mais il faut avouer que celle-ci sera simplement impossible car, comme le disait très justement Christophe Cassou (auteur principal du dernier rapport du GIEC - Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat) : « On ne s’adapte pas à l’effondrement de la biodiversité, on meurt avec ». Cette citation est très juste, car la chute de la production alimentaire qui s’annonce sera la conséquence directe de l’effondrement de la biodiversité, lui-même résultant directement des pratiques agricoles intensives et qui sont aujourd’hui dominantes. Il est donc absurde de présenter le problème comme étant une solution. En tout cas, ce mode de production aujourd’hui dominant ne peut constituer une solution pour l’ensemble de l’humanité, mais règlera seulement le problème pour la fraction la plus aisée de la population mondiale, en même temps qu’il accentuera les difficultés des populations les plus vulnérables et intensifiera les conflits.
Éviter ce risque d’effondrement nécessite au contraire des changements profonds dans les modes de production, de stockage et de distribution alimentaire, organisés à l’échelle mondiale. Cela nécessite de la coordination et de la solidarité à toutes les échelles. C’est dans cette logique de solidarité qu’un collectif s’est constitué en France autour de l’idée d’une sécurité sociale de l’alimentation, expérimentée actuellement dans quelques communes.  

On vient d’évoquer la sécurité alimentaire, mais la sécurité sanitaire est tout aussi importante, autrement dit l’accès à des aliments sains : où en sommes-nous de ce point de vue ?

Wafa Guiga. Tout à fait. Partons de nouveau de la situation mondiale avant de prendre un exemple local. Commençons par l’eau, qui est la base de la plupart des préparations alimentaires : l’accès à l’eau potable est encore aujourd’hui un enjeu pour des centaines de millions de personnes dans le monde, dont des populations très fragiles (enfants en bas âge, personnes ayant des maladies chroniques, etc.). Selon l’Organisation mondiale de la santé, 9% de la population mondiale (soit environ 700 millions de personnes) n’a pas accès à l’eau potable. Or, lorsque l’eau est contaminée, les denrées alimentaires risquent de l’être aussi. Par ailleurs, les denrées périssables mal conservées peuvent être à l’origine de nombreuses maladies, certaines graves voire mortelles. Si on sait, techniquement, éliminer les contaminations microbiennes et les prévenir lors de la transformation alimentaire, les moyens peuvent manquer dans certaines régions du monde. Et même dans des pays riches, nous connaissons régulièrement des scandales sanitaires (eaux, préparations de lait infantiles, etc.) liés à une mauvaise gestion des productions, à un mauvais contrôle ou à la fraude. Les services publics (répression des fraudes, par exemple) pourraient, s’ils avaient les moyens de contrôle suffisants, prévenir l’essentiel de ces situations.
Au-delà de la sécurité microbiologique des aliments, il y a les risques chimiques : ceux qu’on connaissait depuis longtemps et ceux dont on a pris conscience plus récemment. La pollution des aliments par les pesticides, par exemple, est un enjeu de sécurité sanitaire dont les chercheurs s’emparent de plus en plus, tant cette pollution s’avère omniprésente. Encore une fois, c’est lors de la production agricole que ce risque peut être maîtrisé de la manière la plus efficace. Les PFAs (ces polluants dits « éternels » car presque impossibles à dégrader, et qui constituent par exemple les revêtements antiadhésifs de nombreux ustensiles de cuisine) forment une catégorie de polluants pour laquelle des recherches sont en cours pour évaluer l’ampleur de leur diffusion dans l’environnement, leur présence dans les aliments et leurs effets sur la santé. Selon la dernière synthèse effectuée par l’ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire des aliments), ces polluants sont préoccupants car on les retrouve dans l’organisme humain et qu’on leur connaît des effets délétères sur la santé (cancers, atteintes à la fertilité, au développement fœtal, etc.). Beaucoup reste donc à faire pour les détecter (surtout les plus petits d’entre eux), les quantifier, les éliminer et les substituer.
Un dernier aspect relevant de la sécurité sanitaire de l’alimentation, c’est celui de l’ultra-transformation. Certaines denrées alimentaires sont issues de procédés qui transforment tellement les matières premières qu’elles en perdent une partie de leurs bénéfices nutritionnels et/ou contiennent divers additifs parfois reconnus comme nocifs pour la santé, mais utilisés pour stabiliser la texture, aromatiser, etc. Les recherches sur ce sujet ont abouti à la mise en place d’outils permettant de caractériser le niveau d’ultra-transformation et/ou de son effet sur la santé.  

Enfin, une idée qui fait son chemin : remplacer (en partie) les protéines animales par les protéines végétales. Une révolution vraiment en marche ?

Wafa Guiga. Ce n’est pas du tout une révolution ni même une innovation mais, au contraire, une pratique de bon sens qui était dominante dans la plupart des sociétés humaines. Le travail de recherche doit aussi mettre en avant des pratiques pertinentes que nous avons tendance à délaisser. La consommation de protéines animales, pour des raisons économiques, était faible et le reste dans beaucoup de régions du monde. Pour équilibrer l’apport protéique de leur alimentation, de nombreuses populations combinent la consommation d’une céréale (blé, maïs, riz, sorgho, etc.) avec celle d’une légumineuse (pois-chiche, pois, lentilles, haricots rouges, etc.). Cette pratique, outre la satisfaction des besoins en acides aminés, présente de nombreux avantages en comparaison avec la consommation de protéines animales : une plus grande facilité de production, une meilleure digestibilité, un accès plus facile économiquement, un meilleur impact sur la santé et, on le sait désormais, un impact beaucoup plus faible sur l’environnement. Car, en effet, à l’échelle de la planète le tiers de la production actuelle de gaz à effet de serre d’origine anthropique est due à l’agriculture, et la moitié de cette dernière production est due à l’élevage. Il est donc nécessaire de repenser cette pratique en fonction de nos besoins réels. Les recherches en nutrition et épidémiologie nutritionnelle s’intéressent à cette question, et plus généralement aux impacts de notre alimentation sur notre santé.